Il est des moments où la vie de chacun est un peu le reflet de l’évolution du monde. Ainsi cette petite nouvelle qui, dans un contexte anxiogène de crise écologique, nous fait espérer en l’avenir.
L’hiver a été assez banal, si ce n’est qu’il n’a quasiment pas gelé. En ce début mars, c’est le printemps avant l’heure. Les belles journées ensoleillées sont prometteuses et me procurent un vrai plaisir après tous ces mois difficiles. Moi, Adrien, je suis veuf depuis quelques mois après des années de galère en tant qu’accompagnant de mon épouse très malade. Rongé par le chagrin, je suis resté dans notre maison du Point du Jour, une maison que nous avons refaite entièrement et qui trône dans un parc-jardin d’un hectare. Autant dire que ce havre de paix procure toutes sortes de petits plaisirs, rien qu’à observer toute la faune et la flore qui réside là, sur cet espace diversifié tant dans sa topographie que dans son agencement.
Cette maison est un peu isolée par rapport au village. Elle est placée sur une légère élévation, bordée au nord par un ancien chemin communal très creux. A l’ouest, un autre chemin communal abandonné est lui aussi en creux. A l’est, une voie ferrée désaffectée depuis des décennies est en déblai à cet endroit et enfin, au sud, le terrain s’affaisse progressivement jusqu’au bord de la rivière. Autant dire que cette maison, bien que modeste, a des allures de donjon au milieu de sa basse-cour… Voilà plus de trente ans que j’habite ici, et flirtant maintenant avec une grande tristesse, je n’ai pu me décider à partir. Solitaire de nature, je préfère demeurer seul dans ce petit paradis qui demande tant de sollicitude pour en garder l’esprit et qui m’apporte tant de réconfort, au contact de la nature.
A notre arrivée, il n’y avait que sept arbres et des haies très dégradées tout autour du terrain, en raison de leur dominante en ormes, malades de la graphiose. Dès le départ, j’ai cherché à reconstituer une ambiance bocagère à petite échelle : le verger agrémenté d’espaces plus ouverts, la prairie et le jardin de fleurs devant la maison. Le but était que l’ensemble permette, à terme, de bénéficier de contrastes entre ombre et lumière et d’échappées visuelles pour apercevoir les limites du terrain. Maintenant, après nombre de plantations et quelques efforts, les résultats sont là avec une petite réserve de biodiversité, bien riche du fait d’une gestion aussi naturelle que possible. Une quarantaine de plantes ont pu être identifiées dont plusieurs espèces d’orchidées, mais aussi de nombreux insectes et une soixantaine d’espèces d’oiseaux. Sur un si petit territoire, cela ressemble à un paradis où il fait bon vivre, même seul. Je n’ai que des besoins modestes pour la nourriture que je me procure à l’épicerie du village en complément du potager. Je stocke au maximum la nourriture pour n’avoir à sortir qu’une ou deux fois par semaine. J’ai peu de contacts avec l’extérieur, mais j’ai largement de quoi m’occuper avec la gestion de mon paradis personnel. Il fait toujours très beau, et même un peu chaud pour cette fin d’hiver. C’est très agréable mais cela me soucie un peu. De nombreuses plantes et arbustes sont en pleine explosion et semblent déjà manquer d’eau. Je ne vais tout de même pas arroser dès le mois de mars. J’ai toujours appliqué le principe selon lequel il ne faut pas trop cajoler les plantes, cela pourrait les rendre paresseuses. Il faut qu’elles s’assument et qu’elles soient autonomes.
Nous voilà à la date officielle du printemps et il n’a toujours pas plu depuis fin février. Eh là-haut, faudrait nous arroser un peu ! L’avantage de cette situation est que la tonte du gazon pourra attendre. Mais, inversement, l’herbe est pâlotte et semble déjà jaunir légèrement. J’ai préparé le potager pour quelques semis, mais je dois retravailler la terre régulièrement, tant elle est sèche et peu propice à la germination des graines.
Avril passe, puis mai. En mai fait ce qu’il te plaît. Oui d’accord, mais voilà trois mois que nous n’avons pas eu une goutte de pluie. C’était bien la peine de nous seriner avec « la Normandie où il pleut tout le temps ». Mon frère qui habite le Midi en a marre de la pluie qui revient sans cesse ! Il fait une chaleur déroutante et on atteint les 25, 27°. On se croirait en plein été, bien que le vent reste assez froid. Selon que l’on se trouve au soleil ou à l’ombre, il fait une chaleur étouffante ou bien on remettrait bien un pull… L’herbe est sèche et les arbres jaunissent. Les arbustes et de nombreuses plantes sont à bout. J’arrose un peu, en dérogation à mes principes, mais je ne peux pas arroser tout sur un terrain aussi grand. En juin, voilà enfin quelques gouttes, mais insignifiantes et puis la température fraîchit. Il y a même à la mi-juin un sacré coup de froid. Le thermomètre flirte avec le zéro. C’est quoi cette pagaille ? Nous voilà en juillet avec une température de saison, si ce n’est plus, mais sans eau. Ce qui aurait pu être bon pour la moisson et les fruits est en fait un ratage. La sécheresse a ralenti la croissance des plantes et les récoltes seront bien médiocres. Mon potager ne va pas suffire à me nourrir. Par précaution, je fais le maximum de réserves avec mes achats à l’épicerie villageoise. Le mois d’août, celui prétendument des vacances, est en cours et pas de flotte. Cela devient inquiétant. J’entends aux infos que cette sécheresse existe sur une grande partie du territoire national, les agriculteurs et maraîchers se disant « étranglés », les professionnels du tourisme au contraire, ravis de cette situation excellente pour leur business.
Septembre, la rentrée, et toujours pas d’eau, si ce n’est quelques petites averses qui évitent que tout crève. Partout, à la radio, la télé, ou avec le peu de contacts que j’ai au village, on entend parler de catastrophes naturelles, de sinistres et de nécessité d’indemnités. Courant octobre, enfin arrive la pluie. Des averses ordinaires d’abord, puis très vite des pluies intenses, diluviennes, qui accompagnent des bourrasques de vent, de véritables tempêtes. Le vent souffle avec une force inhabituelle et courbe les arbres de façon inquiétante. Réfugié dans mon « donjon » je regarde tout cela avec une grosse angoisse. Le bouleau en face de la maison est souple, certes, mais jusque quand va-t-il résister ? Il plie de façon incroyable et à tout moment je crains qu’il ne casse. Quel dommage alors. Mais la toiture va-t-elle tenir ? Les bourrasques font un bruit comme je ne l’ai jamais entendu. Ces épisodes de tempête durent deux ou trois heures, parfois moins, avec une violence que je ne connaissais pas jusque-là.
Je me sens seul, et me pose la question de quitter cette maison isolée. Mais pour aller où, chez qui, faire quoi ? Le mieux est peut-être d’attendre ici que les éléments se calment, que la nature de mon petit paradis retrouve sa sérénité. Cette séquence dure quelques semaines puis les éléments se calment. Enfin. Quelle frayeur et quelle inquiétude pour l’avenir. Mais heureusement la maison n’a pas subi de dommages. Tout est en état, si ce n’est l’allure pitoyable de nombreuses plantes. Le mois de novembre s’écoule tranquillement, de même que l’hiver qui suit. Assez ordinaire à nouveau, si ce n’est beaucoup de douceur et un mois de février presque chaud. C’est à n’y rien comprendre… Eh bien mon pote, depuis un an c’est n’importe quoi en matière de météo ! Espérons qu’avec l’arrivée du printemps, les choses vont revenir à la normale. Mais tiens, qu’est-ce qui voltige ? Mais oui, c’est de la neige. Le temps chaud s’est bien rafraîchi depuis hier et pour cette nuit, le thermomètre a indiqué une vraie chute de la température. Il neige maintenant abondamment, en plein mois de mars. Tout est blanc, je ne vois plus l’extrémité du jardin. Et là je rêve, mais non, il y a déjà 5cm de neige sur la table de la terrasse. C’est l’heure d’aller se coucher, on verra demain.
Ce matin, tout est blanc, c’est magnifique. Mon petit paradis a des allures de contrée magique, tout est d’un silence incroyable, presque angoissant, je suis toujours dans mon jardin, vraiment ? Ce ne serait pas le ciel ici par hasard ? Quel calme, quelle sérénité. Je me hasarde à faire quelques pas dehors et là, stupeur. Il y a au moins 30 à 40 cm de neige, en une seule nuit. On n’a pas vu cela depuis des décennies. Il y a quelques jours, on atteignait les 20° et maintenant, je regarde le thermomètre, wouah – 8°. Cela fait 28 de chute, ce qui explique ce petit air frais… La neige se maintient quelques jours et la température remonte progressivement. Le soleil revient, fait fondre la neige et bientôt, le jardin est une pataugeoire dans laquelle il ne faut mieux pas trop s’aventurer. La terre est boueuse et glissante. Toutefois le beau temps semble revenir avec de très belles éclaircies qui sentent bon le printemps.
Mais voilà que la pluie revient, tombe dru et perdure pendant plusieurs jours. Les pluies sont de plus en plus abondantes, au point d’en devenir inquiétantes… Il est devenu quasiment impossible de sortir de la maison, non pas seulement parce qu’il pleut, mais parce que les chemins et fossés qui entourent la maison sont quasi remplis. Le Point du Jour est en train de devenir une île ! Devant la maison, le terrain qui glisse en pente douce vers la rivière est maintenant largement recouvert et me voilà donc totalement isolé ! Je reste ainsi enfermé dans mon royaume pendant plusieurs jours jusqu’à ce qu’enfin, le niveau de l’eau semble baisser légèrement. La décrue est lente et le sol réapparaît très progressivement. Depuis mes fenêtres, je finis par revoir l’herbe, enfin ! Puis j’aperçois le chemin qui mène de la maison au village. La solitude totale est devenue pesante et je me laisse tenter par une petite escapade à l’extérieur.
Je sors de la maison avec de grandes bottes. La terre est boueuse comme jamais et je prends garde de rester sur le petit chemin empierré qui refait surface. J’aborde le portail d’entrée et je découvre le chemin qui mène au village, encore en partie couvert par l’eau. J’avance un peu pour tester la possibilité de rejoindre le village… Et à ce moment, j’aperçois au loin une silhouette, capuchonnée, qui semble venir par ici. J’avance encore et la silhouette et moi nous rapprochons. Il semble bien que ce soit une femme… Mais oui c’est elle, je la reconnais enfin, me fige pendant que Marguerite avance encore. Elle est là, devant moi, elle est venue telle une bonne fée.
Nous nous regardions en silence. Ce moment dura une éternité. Nos yeux dialoguaient, s’amadouaient, s’emmourachaient. Sans rompre le silence, nos bras s’allongèrent et s’ouvrirent pour nous entourer mutuellement. Le Point du Jour se réveilla, le soleil revint et l’amour était là. C’était la journée Marguerite et la vie continuait !