Trois incendies mémorables ont eu lieu à Rouen depuis dix ans. Que reste-t-il de ces catastrophes, à part des cendres ? Souvenons-nous :
- Le 29 octobre 2012, le pont Mathilde qui enjambe la Seine en centre ville s’enflamme. Sur ce pont où transitent 80 000 véhicules par jour, un camion citerne de 31 000 litres d’hydrocarbures se renverse et brûle, avec un autre camion accroché au passage, des caravanes et camions de forains sous le pont, des réseaux de fibres optiques, ce qui supprime le téléphone sur plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde et… accessoirement rompt une grosse conduite d’eaux usées qui se déversent dans la Seine.
- Le 26 septembre 2019, l’usine Lubrizol, un des 1 300 sites Seveso en France (dont 60 en Seine-Maritime) fait face à un incendie de 10 % de ses installations avec un nuage de fumée et de suie atteignant la Belgique. Les dommages furent considérables dans l’entreprise même et ont généré une situation qui posait de nombreuses questions quant à la gestion de crise, la culture du risque et les suites à donner.
- Le 16 janvier 2023, c’est l’entrepôt de 6 000 m² du logisticien Bolloré qui brûle à son tour, emportant dans les flammes des batteries au lithium (12 250 stockées) et des pneus dans un entrepôt voisin (70 000 stockés). Cet incendie, accompagné d’explosions, a été circonscrit après plusieurs jours, ayant mobilisé 137 pompiers et 60 engins.
Dans chacun de ces cas, alors que les effets immédiats des incendies ont été spectaculaires, entraînant des pollutions pas toujours décelables immédiatement mais redoutées, la communication a laissé beaucoup à désirer… Face à ces accidents, les services de l’Etat ont donné l’alerte avec retard, avec des sirènes peu entendues, puis ont délivré des informations fragmentaires, approximatives et manquant singulièrement de pédagogie. Une psychose a résulté de ces situations anxiogènes et les réseaux sociaux ont colporté des commentaires très approximatifs. Devant ces situations, beaucoup de personnes ne savaient plus très bien où était la vérité, s’il y avait danger réel ou pas… A ce montrer trop rassurantes, les autorités ont perdu toute crédibilité. Le public ne comprend pas ces « souplesses » au moment où, par ailleurs, on interdit les voitures polluantes en ville, ce qui est vécu comme une profonde injustice. Qu’adviendrait-il si un jour, par malheur, ces accidents concernaient l'usine de fabrication d'engrais azotés qui stocke 20 000 tonnes d'ammoniac et 10 000 tonnes d'ammonitrates, ou les centres de stockage de 650 000 m3 de produits pétroliers, chimiques et d'engrais, ou encore 800 m3 de propane et 1 600 m3 de butane. Et pire encore, qu’en serait-il en cas d’accident nucléaire sur le littoral ??
Plus que jamais, il est temps de tirer les conclusions de ces incendies, de réfléchir aux dysfonctionnements et contradictions de notre société pour prévenir d’éventuels futurs accidents. Au-delà de la communication défaillante et de la faible culture du risque, ces accidents ont été de véritables révélateurs de notre société et pose bien des questions sur nos modes de production et de consommation. En premier lieu, il faut revoir la culture du risque, l’enseigner, la faire partager par la population sur un vaste territoire. Ce n’est qu’ainsi que la communication, en cas de crise, pourra être efficace. Des pistes ont déjà été proposées pour améliorer les processus de prévention :
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En amont, prévoir des expertises contradictoires des risques pour plus de rigueur et de crédibilité. Prendre des mesures de précaution, expliquées, de façon collective, en évitant les accusations sans fondement : les industriels, même pollueurs, ne sont pas forcément des gens qui méprisent la population pour ne voir que leur profit…
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En matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire, revoir les conditions d’installation des entreprises à risques en proximité de l’habitat et des transports, avec un maximum de sécurité. Toutefois soyons réalistes, on ne pourra jamais déplacer toutes les usines (pour les mettre où ?) et on ne peut pas échapper à tout risque industriel. Il faudrait commencer par le début : à quoi sert cette entreprise ? Que fabrique-t-elle ? A quoi nous servent ses produits ? Quels sont les risques qu’elle génère et quelles mesures prend-elle pour les limiter ? C’est en fonction de ces premières réponses que l’on prend conscience des enjeux et des dispositions à prendre avec un respect mutuel des habitants, des élus et des acteurs économiques.
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A titre de prévention, sans doute faut-il encore renforcer les règles de sécurité et faire assurer les contrôles de façon plus indépendante, en y associant des représentants de la société civile. Dans tout ce processus, il ne faut surtout pas omettre la prise en compte des synergies possibles, et probables, entre risques industriels et risques climatiques : qu’en sera-t-il d’un accident comme Lubrizol, en cas de pluies diluviennes et inondations ou en cas de tempêtes violentes ?
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Avoir une totale transparence de l’information, ce qui signifie revoir le système d’alerte qui a montré de réelles défaillances, et associer le public, sous des formes diverses (comités de quartiers, réunions publiques, médias) afin de prendre des décisions comprises et acceptées.
Nous avons pris l’habitude de vivre dans une société hyper technologique avec des processus mal maîtrisés par les utilisateurs, et parfois même par les professionnels eux-mêmes. Le but, ce n’est pas le fric, mais notre qualité de vie ! Plus en profondeur, il va falloir s’interroger sur la raison d’être des entreprises, sur l’avenir de l’économie, donc sur notre propre consommation. De plus en plus il va falloir envisager des entreprises à mission dont la raison d’être est la contribution aux besoins réels de la population et non le profit. C’est ensemble que l’on peut avancer sur la culture du risque pour aller vers une harmonisation des pratiques. A cet égard, une étude sociologique sur la perception des risques industriels et les attentes citoyennes a été organisée par la Métropole Rouen Normandie en 2022. Seulement 10 % des personnes interrogées se sont dites suffisamment informées et près de la moitié ont souhaité participer à un exercice annuel de crise. De plus, 64 % des participants à cette enquête ont souhaiter participer à une instance de dialogue… c’est ce qui a existé chez Lubrizol, pendant une quinzaine d’années, entre 1994 et 2009 avec la mise en place d’un « Comité de riverains » de l’usine de Rouen. Cette expérience est restée quasiment unique au plan national, avec un esprit remarquable de transparence au sein de cette entreprise. Quelque chose de rare assurément, et qui semble bien oublié dans les propos actuels...